J’ai écrit ce texte lors de ma rencontre avec Maria Meriko en 1987. Elle était alors âgée de soixante-sept ans et est toujours, à ce jour (et bien qu’elle soit morte en 1994), source d’inspiration et de vie…
Histoire de fées
Je me souviens, un jour que je me promenais dans un square, avoir rencontré un vieil homme assis sur un banc. Il semblait impatient. Je m’assieds. Il était là, son regard allant de sa montre au bout de l’allée. Intrigué, je m’approche de lui.
– Qui attendez-vous donc ?
– La Fée, me répondit-il en faisant une entorse à l’axe de ses regards.
Ses yeux étaient bleus, pleins de cette solitude des personnes qui n’ont plus pour compagnons que leurs souvenirs.
– Voilà plus de soixante-dix ans que je la vois passer, continua-t-il en reprenant son mouvement de pendule de la montre à l’allée. Soixante-dix ans qui ont fait de moi un vieillard sans avoir sur elle aucune emprise.
Je le regarde surpris, mais pas pour autant incrédule.
– Croyez-vous qu’elle passera aujourd’hui ?
– Certainement.
– Vous ne m’en voudrez pas si je l’attends avec vous ?
– Pas du tout ! Savez-vous qu’en soixante-dix ans, vous êtes la première personne qui se soit assise près de moi ?
– Avez-vous déjà parlé à la Fée ?
– Non, je n’en ai jamais eu le courage.
– Pourquoi ? A quoi serviraient les Fées si nous ne pouvions solliciter leur protection ?
Il ne répondit pas. J’avais disparu à sa vue. Ses yeux n’existaient plus que pour regarder la silhouette qui se découpait à contre-jour dans l’allée.
– La voilà, toujours aussi radieuse. Elle est toute la pureté, toute la beauté de l’univers.
Je regarde, mais ne peux encore distinguer les détails de ce corps qui approche lentement.
– Jamais il ne m’a été permis de contempler plus grande perfection.
Peu à peu, je découvre les traits de la Fée.
– Mais grand-père, la Fée dont tu me parles est bien plus âgée que toi !
– Qu’est-ce que vous osez dire ?
– Mais oui grand-père, cette Fée dont tu me parles a elle aussi été touchée par le temps.
– Vous mentez, jeune homme. Regardez, pas une seule ride n’a pu abîmer cette pureté.
Et comme la Dame n’est plus qu’à quelques mètres de nous, je me lève et vais à elle.
– Bonne Dame…
– Ne lui parle pas, rétorqua le vieillard soudain rouge de colère.
La Dame nous regarde tous deux et sourit. Ce regard et ce sourire mêlés m’emportent vers un univers jusqu’alors ignoré. L’idée de m’asseoir m’envahit mais je lutte.
– Bonne Dame, reprends-je, voici soixante-dix ans que cet homme vous croit Fée. Et moi qui vous ai vue arriver vous découvre si jeune et si belle, que je crois avoir rêvé jusqu’à cet instant où je vous parle. Parlez-nous, je vous prie.
La Dame lève une main, nous considère un long moment tous deux.
– Oh le secret n’est pas bien grand.
Elle s’adresse au vieil homme toujours assis.
– Hélas, petit garçon ! Que ne t’es-tu levé il y a soixante-dix ans ? Mon corps est plus vieux que le tien, mais je n’ai jamais voulu l’empêcher de marcher. Et depuis ce premier jour où tu me vis, j’ai toujours suivi le jour pour ne plus connaître la nuit, suivi toujours le printemps pour ne pas connaître l’hiver. Ce que tu vois de moi n’est autre que mon cœur, qui m’a appris à ne jamais regarder en arrière et ne jamais attendre.
Ses yeux reviennent alors au fond des miens.
– Quant à toi, jeune homme, toi qui a résisté à l’envie de t’asseoir en croisant mon regard, puisses-tu ne plus jamais avoir cette envie et vivre de marcher comme je le fais. Ton corps vieillira, mais ton cœur, lui, restera jeune éternellement.
Elle reprend sa lente démarche. Mes yeux la quittent un instant pour revenir au vieil homme. Ses yeux bleus me supplient de m’asseoir. Je lui souris, et suis les traces de la Fée. Elle a disparu à ma vue. Et depuis ce jour, je marche…