pièce à 3 personnages, 2009.
Ce texte a été sélectionné et figure parmi les huit pièces lauréates du Concours d’Auteurs de Théâtre organisé par l’Union des Artistes Belges en 2013.
Un homme. Une cellule.
Il attend son procès.
Une situation, un fait qui arrive tous les jours.
Oui, mais…
Qu’a-t-il fait pour que le monde s’enflamme à son propos ?
Léo Grandjacques est-il le révélateur de nos lâchetés ? Le catalyseur de nos luttes refoulées ?
Il a suffi d’une fraction de seconde pour que l’homme déborde de ce trop plein d’une vie coercitive, cadenassée par le règne des puissants, une fraction de seconde pour commettre un acte irréparable mais riche d’enseignements politiques.
Extrait:
Personnages :
Léo Grandjacques, 53 ans.
Claire Debout, 26 ans, avocate.
Sophie Grandjacques, 45 ans, épouse de Léo.
Léo est seul.
Léo : Tout petit déjà. Moins de bruit, elle me disait. Sors pas du rang. Pas se faire remarquer. Et j’ai écouté. J’ai cru. J’aimerais bien voir sa tête aujourd’hui. Je l’ai toujours su, elle dira. Nouvelle trahison.
Je ne pourrai pas la voir. Même pas droit à la télévision. Rien. Trop dangereux. Je dois attendre. Attendre quoi ? Je suis très calme. Presque apaisé. Toutes les incohérences sont effacées. Maintenant reste l’épilogue. Me tenir droit enfin. Homme. Redressé. Un peu triste peut-être, mais redressé. L’impression d’avoir posé un acte enfin. Reste le dernier. Me pardonnent ceux que j’aime. Ils comprendront.
Agitation dehors. Ils ne savent pas quoi penser.
Ce regard… cet étonnement presque enfantin, un instant… j’avais vu juste. J’ai agi juste. Même pour lui. Peut-être surtout pour lui.
Je me suis retrouvé dans ce champ de maïs. Maladroit. Crochet coincé, qui cède enfin. Et puis le premier sein, blanc, et la pointe rose, qui durcit, qui m’ouvre le chemin. Un autre chemin.
J’avais imaginé beaucoup de choses, mais jamais que je reverrais ce premier sein.
Me calmer. Maintenant ce sont tous les seins qui défilent dans ma tête. Arrêter ça avant que les images descendent sous la ceinture. Ils vont me retrouver tout excité. N’apprécieront pas. Pourtant quoi de plus beau quand on peut prendre le temps ?
Maintenant du temps j’en ai, plus beaucoup, mais énormément. Peut-être l’insouciance retrouvée…
Entre Claire
Claire : Monsieur Grandjacques, Maître Claire Debout, votre avocat commis d’office.
Léo : C’est un signe.
Claire : Pardon ?
Léo : Rien. Votre nom. Appelez-moi Léo.
Claire : Vous ne voyez pas d’objection à ce que je prenne votre défense ?
Léo : Pourquoi pas ?…
Pourquoi vous ?
Claire : Voulez-vous faire appel à un autre avocat ? Quelqu’un que vous connaissez ?
Léo : Envie de vous faire les dents ?
Claire : Je vous le répète, on m’a commise d’office.
Léo : Et vous avez accepté ?… Au barreau depuis ?
Claire : Un peu plus d’un an. Je ne vois pas le rapport.
Léo : Aucun. J’aurais eu grand plaisir à refuser l’offre d’une des stars des causes perdues. Mon cas doit les mettre si mal à l’aise qu’ils craignent d’être bousculés dans leurs dîners très privés.
Claire : Ils peuvent toujours se présenter.
Léo : Vous aimez la Grèce ?
Claire : Pardon ?
Léo : Non, rien. Et l’heure bleue ?
Claire : Vous voulez que je vous mette en rapport avec un des ténors du barreau ?
Léo : Vous parlez bien.
Claire : Si vous le désirez, je peux appeler…
Léo : Trop tard. Vous me défendez.
Claire : Pourquoi ?
Léo : Pourquoi quoi ?
Claire : Pourquoi me choisissez-vous pour vous représenter ?
Léo : J’ai eu peur, je croyais que vous vouliez entrer dans le vif du sujet.
Claire : Vous désirez me parler ?
Léo : Qu’attendez-vous de moi ?
Claire : Aujourd’hui rien. Vous voir. Prendre contact avec vous.
Léo : Sentir la bête…
Claire : Créer le contact. En tout cas voir si c’est possible.
Et donnez des nouvelles à vos proches. Seulement si vous le désirez.
Léo : Ils vont bien ?
Claire : Je ne les connais pas. Du moins pas encore.
Léo : Dites-leur que je les aime.
Claire : Je les appelle en sortant.
Léo : Vous êtes toujours aussi directive ?
Claire : Je n’ai que peu de temps à vous consacrer aujourd’hui.
Léo : Un dîner officiel… ou amoureux ?
Claire : Je dois prendre connaissance de tous les éléments de votre dossier.
Léo : Vous travaillez à la montre… Cabinet d’affaires ?
Claire : Il y a deux ou trois points que je dois éclaircir avec vous…
Léo : Plus tard. Je vous ai assez vue… aujourd’hui.
Claire : Qui voulez-vous que je contacte ?
Léo : Le numéro de mon épouse. Dites-lui de vous communiquer les coordonnées de Juju et Doudou.
Claire : Juju et Doudou ?
Léo : Mes enfants. Si vous les appelez par leurs vrais noms, elle refusera de vous répondre. A bientôt.
Claire : Vous n’avez besoin de rien ?
Léo : A bientôt.
Claire sort.
Léo seul.
Léo : Ils ont perdu la tête. Veulent me faire accuser de viol en plus. Trop bandante la baveuse.
Beaucoup de bruit dans ma tête. Elle a fait entrer avec elle la tempête du dehors. Laisser passer. Pas me laisser happer. Profiter du silence. J’avais oublié sa saveur.
Ici, parfois, la nuit, quelques instants de silence. Plein. Entier. Parfum d’éternité.
Plutôt coquet l’hôtel. Comme pour tout le reste. Plus le business est élevé, plus on est considéré. Avec un peu de chance, ils me laisseront honorer ma femme. Je suppose que c’est la formule qu’ils utiliseront.
Sophie. Toi tu dois souffrir, c’est sûr. A toi je demande pardon. A toi, Juju et Doudou. Mais les autres ? Pardon de quoi ? Je ne demande pas de pardon pour ce que j’ai fait. Mais pour tout ce que vous allez subir. Que vous subissez peut-être déjà.
Fatigué. Je vais m’allonger. Dormir. Mourir. Rêver peut-être, comme disait le poète. Demain ils voudront savoir. Savoir à tout prix. Me faire entrer dans leurs statistiques.
Dormir. La terreur quand j’étais petit. Et les grands yeux bleus de Maryse, nounou improvisée d’un soir, qui m’a bercé des années durant sans le savoir. Quand l’angoisse montait avec le noir. Dors petit ange, le train ne t’écrasera pas… Ses grands yeux bleus, et cette voix si douce… Bonne nuit Maryse. Où que tu sois, bonne nuit…
Noir.
Claire est entrée.
Claire : Monsieur Grandjacques ? Monsieur Grandjacques ? Léo ?!
Léo : Pardon ?
Claire : Vous ne m’écoutez pas.
Léo : Je me suis perdu dans vos yeux.
Claire : Vous ne m’écoutez pas.
Léo : Excusez-moi.
Claire : Vous avez compris les charges qui pèsent sur vous ? Vous avez compris ce que vous encourez ?
Léo : Quelles charges ? Je ne me suis plus senti aussi léger depuis… depuis quand déjà ?
Claire : Vous devez m’aider. Me parler. Que nous puissions déterminer ensemble l’axe de votre défense. Vous ne me dites rien.
Léo : Vous ne comprenez pas.
Claire : J’aimerais bien comprendre. J’ai besoin de vous pour ça.
Léo : Je ne me défendrai pas.
Claire : Vous ne me facilitez pas la tâche. Vous êtes encore pire que mon père.
Léo : Et vous lui tenez tête, n’est-ce pas ?
Claire : Toujours à imposer son point de vue. Un rouleau compresseur.
Léo : Vous pensez que ma requête sera acceptée ?
Claire : J’aimerais que nous parlions de votre affaire.
Léo : Ils peuvent la rejeter ? Ils peuvent m’empêcher de voir mon épouse et mes enfants ?
Claire : Ils peuvent faire ce qu’ils veulent. Mais je doute qu’ils refusent votre requête.
Léo : Et nous aurons le droit de… ? Ils voudront bien que… ? J’ai entendu que c’était possible maintenant.
Claire : Monsieur Grandjacques, je ne crois pas que votre femme…
Léo : Epouse, je préfère épouse.
Claire : Je ne crois pas qu’elle veuille vous voir pour ça.
Léo : De quoi je me mêle.
Claire : Un mois que vous ne dites rien. Votre épouse veut comprendre. Elle est comme moi, comme tout le monde dehors.
Léo : Ça a l’air de barder dehors.
Claire : Allumez votre télévision, lisez les journaux, vous verrez par vous-même.
Léo : Ça ne m’intéresse plus.
Il en dit quoi votre père ? Que vous ayez pris ma défense ?
Claire : Nous ne sommes pas là pour parler de moi.
Léo : Il doit vous dire que vous êtes folle, mais je suis sûr qu’il est très fier de vous.
Claire : Quand avez-vous commencé à élaborer votre plan ?
Léo : Je suis inquiet pour Juju. Elle voulait tellement enseigner. Après ce que j’ai fait, vous pensez que l’Etat pourrait refuser de l’engager ?
Claire : Il y a d’autres priorités !
Léo : Doudou, lui, il a encore le temps. Et puis, il parle d’informatique, d’aéronautique…
Claire : L’instruction avance très vite, nous n’avons plus de temps à perdre.
Léo : Nous ? Le mien est déjà compté. Ils m’ont déjà condamné. Quoi que vous fassiez.
Claire : Ils marchent sur des oeufs. L’opinion publique…
Léo : Quoi que pense l’opinion publique.
Claire : Vous ne prenez pas la mesure de ce qui se passe dehors.
Léo : Je ne me fais aucune illusion. Ils concoctent déjà une info qui fera passer notre affaire au second plan.
A votre avis, une hausse de salaire ? un heureux événement au plus haut niveau ?
Claire : Moi qui croyais être blindée en matière de cynisme…
Léo : Ne me traitez jamais de cynique !
Excusez-moi. Je n’aurais pas dû…
Claire : Je sais au moins que vous n’êtes pas insensible.
Quand avez-vous commencé à élaborer votre plan ?
Léo : Claire. Plus tard. Je vous promets de tout vous raconter. Du moins ce que je me rappelle. Tout ça est déjà si loin.
Vous vous épilez ?
Claire : Pardon ?
Léo : J’adore imaginer les femmes nues. Remonter du pied jusqu’au genou, lentement… le genou qui s’ouvre, la peau qui s’horripile comme sous une brise légère, et puis remonter jusqu’au sexe, calme encore, encore clos, et la peau des fesses, détendue…
Claire : Ça suffit.
Léo : Je n’ai jamais trompé ma femme, vous savez. C’est un jeu entre nous, elle imagine les hommes avec la même curiosité gourmande.
Epilée ou non ?
Claire : J’en ai assez entendu. Je vous donne jusqu’à demain pour faire votre choix. Ou vous me parlez, ou j’abandonne le dossier.
Léo : Claire.
Claire : Vingt-quatre heures.
Léo : Je vous aime beaucoup. Vous pouvez dormir tranquille. Je parlerai. Je vous aime beaucoup.
Claire : Je vais voir si votre… épouse peut vous rendre visite demain matin.
Claire sort.
Léo seul.
Léo : Parler. Parler. Pour dire quoi ? Tous les petits abandons, les petits coups de scalpel dans la chair du rêve, qui agonise un peu plus chaque jour. Et puis les trahisons, le quotidien qui endort… l’Envie.
Oh Juju ! je me voyais si grand quand pour la première fois je t’ai sentie dans mes bras. Je sentais la Vie.
Le café, c’est ça que j’ai oublié. Je voulais lui demander de me rapporter du café, du vrai.
Comment lui faire accepter que l’idée m’est venue à cause de la chasse d’eau ? La fuite de trop.
Toutes ces images qui défilent, ces éclairs de vie engloutis peu à peu dans le néant. Goût du rien qui pollue jusqu’à l’oubli le bonheur d’être plein des êtres aimés.
« Cher monsieur Grandjacques, nous sommes très satisfaits de votre travail, mais dans la conjoncture actuelle, vous comprendrez que nous avons besoin d’un engagement total de nos troupes si nous voulons donner à notre belle entreprise une chance de résister à la pression des marchés. »
« Oui, monsieur le président. »
« En conséquence, nous allons vous demander plus d’efforts, plus de présence pour aider au sauvetage de notre entreprise. »
« Oui, monsieur le président. »
« Je suis conscient que nous vous demandons de gros sacrifices, mais soyez certain qu’en vous donnant à fond pour notre entreprise, vous vous battez pour assurer à vos proches un avenir meilleur. »
« Oui, monsieur le président. »
« Bien sûr, vous comprenez que vos appointements resteront gelés jusqu’à ce que notre entreprise soit hors de danger. »
« Ah ?!… Oui, monsieur le président. »
Notre entreprise… sauver notre entreprise. Les actionnaires, eux, ils ont margé à 11,4 %.
Et cette putain de chasse d’eau qui pète.
Comme j’ai été injuste avec toi, Doudou. Tu voulais tant ressembler à ton papa. Mais papa voyait bien que tu l’imaginais tellement différent de ce qu’il était. Tu me voyais si fort, si capable de maîtriser toute situation. Quand je ne réussissais qu’à parer au plus pressé, qu’à éviter le chaos. Je t’aime, mon Doudou. Si tu savais comme je t’aime…
Noir.
Sophie est seule.
Sophie : Alors c’est ça. Vingt et un ans de vie commune et c’est ici que nous soufflerons les bougies. C’est un cauchemar.
Comme ils me regardaient, tous. Je me sens sale. A peine s’ils ont prononcé deux phrases. Mais leurs regards…
C’est peut-être mon parfum. J’en ai mis beaucoup trop. Je voulais couvrir l’odeur… l’odeur de la honte.
« Vous êtes bien madame Sophie Grandjacques, mariée à monsieur Léo Grandjacques. »
Il avait une voix, un ton de voix surtout… j’aurais voulu arrêter le temps.
« Veuillez nous suivre, votre mari vient d’être placé en garde à vue. »
Mes jambes… Le policier l’a tout de suite compris. Il m’a offert le bras jusqu’à sa voiture.
Et puis le brouillard…
« Mademoiselle ! vous avez oublié ça dans le bureau du directeur. » Mon briquet. Je venais de planter mon entretien d’embauche.
« Ce n’est pas grave, vous méritez bien mieux que ce poste. » J’aurais voulu lui dire merci… Mais j’ai pleuré. Alors j’ai entendu sa voix, si chaude: « Je peux vous offrir un café ? »
Comment je vais faire aujourd’hui, pour boire encore un café ? Et le sèche-linge ? tu avais promis de le réparer ! Et l’amour ?… Qui va me faire l’amour ? J’ai quarante-cinq ans, je ne suis pas encore bonne pour la casse. Tu t’es posé la question seulement ? Tu t’es demandé ce qui allait nous arriver, à nous ?
Me calmer. Pas leur donner ma douleur en spectacle.
Elle arrive cette avocate ? C’est bien lui, ça… se faire défendre par une pisseuse à peine sortie de ses couches. Je n’aime pas sa voix. Trop de compassion. Mal baisée sans doute, ou pas encore assez bien. Qu’est-ce qu’elle y comprend à ce que je dois vivre, à ce que mes enfants doivent vivre ?
J’aurais dû lui prendre son costume bleu. Il est craquant dans le bleu. En le voyant dans son costume bleu, le juge comprendra tout de suite qu’il n’est pas un voyou. Ou un terroriste, comme les vautours de la presse commencent à le dire…
Les terroristes d’aujourd’hui portent souvent des costumes. Pas le costume bleu.
J’étouffe. Comment fais-tu ? Toi qui ne pouvais pas passer une journée sans ta promenade à la Roche à l’Homme, quel que soit le temps… Comment fais-tu, Léo ?
…